Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 23

Le monde d'après...
 
Katia est indignée :
- Ça fait deux semaines que j'avais pris rendez-vous chez le coiffeur, et là j'arrive et je me fais refouler parce que je commence à tousser... J'avais même pas passé la porte.
- T'es malade ?
- Mais non ! Je suis allergique, tu sais bien! L’air est bourré de pollen à Barcelone en ce moment ! J'ai le nez qui coule, les yeux qui pleurent et je tousse, comme chaque fois à cette période de l'année. Sauf que là c’est un peu plus tard, mais c'est pas ma faute si ce putain de pollen arrive début juin cette année. Et juste au moment où j'ai mon rendez-vous avec ma coiffeuse.
Je me retiens de rire (la situation est grave, quand même) :
- Et qu'est-ce qu'elle t'a dit ta coiffeuse ?
- Rien. C'est ça le pire! Elle s'est contentée de tapoter un panneau devant la porte qui indiquait : « Si vous présentez des symptômes de coronavirus, nous ne pourrons pas vous recevoir ». Avec des majuscules à NOUS NE POURRONS PAS ! Et j'avais beau crier à l'allergie en dégoulinant de larmes sur mon masque hygiénique : rien à faire ! Quelle humiliation. Tu trouves ça normal ?
- Normal... « dans un monde pathologique », dirait Georges Devereux.
- Et tu crois qu'il porterait plainte contre son coiffeur, ton Devereux ?
- Ha non, Katia, pas toi ! Tu vas pas en appeler aux juges et aux avocats, non ? Tu ne vas pas t'abaisser à cela ?
- Alors qu'est-ce que je dois faire ?
- Ce qu'une femme sensée comme toi doit faire : laisse tomber... Adopte l'attitude hippie. Après tout, tu en as déjà la coupe de cheveux.
- T'es vraiment dégueulasse.
 
 
Je retrouve Valérie Blanchard à la terrasse du bar La Bota, dans le quartier Poble Sec. Depuis que je la connais, je ne l'ai jamais vue se livrer qu'à deux activités de ses mains : peindre ou boire du vin rouge. Ce soir, Valérie ne peint pas. Je commande deux verres, et je viens m’asseoir à sa table :
- Alors, t'en es où de tes dessins sur le journal du coronavirus ?
- Ah, c'est fini ! J'arrête... la vie doit reprendre le dessus, dit-elle en reprenant une gorgée dans le même élan.
- C'est dommage. C'était un régal de recevoir tes dessins chaque matin
- T’inquiète, je vais pas arrêter de peindre de toute façon. Mais faut passer à autre chose, non ?
- Ouais... La nouvelle normalité ?
- J'sais pas. J'étais pas encore arrivée à saisir l'ancienne normalité, alors la nouvelle, m'en parle pas ! rigole-t-elle en roulant une cigarette
- Et puis t'as bien raison : l’épidémie est pratiquement finie. Mais cette espèce de tic de « nouvelle normalité » à la Orwell, ça m'inquiète un peu.
- Que veux-tu qu'il nous arrive de pire ?
- Et bien... maintenant qu'on sait qu’on peut nous enfermer pendant des semaines, fermer l'accès des villes ou nous obliger à porter des masques dans la rue sans la moindre explication ni même sans le moindre fondement scientifique, je me dis que ça pourrait donner des idées... Après tout, ça prouve qu'on est prêts à répondre à n’importe quelle injonction absurde.
- Pas faux. À ce propos j'ai entendu ce matin que le meilleur moyen de se protéger d'un virus, c'est d'être à l'air libre.
Ma main se lève comme par réflexe pour commander deux autres verres pendant que Valérie Blanchard allume sa clope.
- Tiens par exemple, tu sais que le tabac cause huit millions de morts par an dans le monde ?
- Fais pas chier
- Et s'il venait à l'esprit de quelque gouvernant hygiéniste de vouloir sauver ces vies, avec l'effet domino du coronavirus sur l'ensemble de la planète ?
La peintre ne répond pas, mais tire sur sa cigarette comme si elle avait l'intention de la griller en une seule inspiration.
- Mais bon, je te rassure : c'est une source d'impôt bien trop importante pour envisager cette option.
la fumée ressort de sa bouche dans un long souffle de soulagement :
- Et c'est une source de profits... Comme les vaccins.
Le temps du Covid-19 est peut-être terminé. Mais celui du « monde d'après » ne fait que commencer.

 

 

© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard