Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 24

Épilogue...
 
- Écoute mon prochain discours, Pablo  : « En tant que président du gouvernement, je veux aujourd’hui annoncer la bonne nouvelle à tous les Espagnols et les Espagnoles, car nous voyons enfin la lumière au bout du tunnel... »
- T'as pas trouvé plus original, Pedro ?
- Attends, Pablo ! Voici la suite : « Nous avons tous et toutes ensemble réussi à maîtriser cette terrible pandémie, qui aurait pu causer des centaines de milliers de morts et de mortes dans notre pays, peut-être des millions »... Là j'avais rajouté « des dizaines de millions », mais finalement je l'enlève.
- C'est sûr, ce ne serait pas crédible.
- Si, Pourquoi ? Mais la phrase serait trop longue. Arrête de m'interrompre. Je continue : « Mes chers et mes chères compatriotes, après trois mois de confinement, les résultats sont là : le virus a reculé, les températures ont monté de dix degrés, les oiseaux et les oiselles chantent plus fort dans nos villes... mais attention ! Nous savons que nous devons rester vigilants. Le Covid-19 circule encore, il nous guette, il nous menace. Il faudra « obéir »... ah, non, finalement j'ai remplacé le verbe « obéir » : « Il faudra respecter les mesures de sécurité aussi longtemps qu’elles s'imposeront ». Voilà... Pas mal Pablo, hein ? « Aussi longtemps qu'elles s'imposeront », eh eh...
- Tu veux savoir ce que je pense de cette connerie, Pedro ?
- Oui.
- la réponse est dans la question.
- Ah ? Emmanuel trouve ça très bien, pourtant.
- Emmanuel ?
- Oui, Macron ! « Même moi, j'aurais pas osé le coup des oiseaux et des oiselles », qu'il m'a dit.
- Tu m'étonnes.... Et Angela, qu'est-ce qu'elle en dit ?
- Je sais pas, ça répond plus chez Merkel.
- Quoi ?! Putain, mais tu l'as vraiment appelée aussi ? C'est pas vrai Pedro ?! T'appelles toute l'Europe avant de balancer tes discours.
- Ben non, pas « toute » l'Europe. Juste eux. Et la Von der Leyen. Et Lagarde aussi.. Mais non, pfff, pas « toute » l'Europe.
- Des fois, je me demande ce que je fous dans ce gouvernement.
- Ah, ah ! elle est pas mal celle-là, Pablo ! Je crois que même Emmanuel l'aurait pas osée non plus. Bon d'accord, on s'est peut-être enflammés avec Manu.
- Y'en a qui disent même « cramés »
- T'as peut-être raison : j'enlève les oiseaux et les considérations météo. En plus on sait jamais, ça peut se rafraîchir. Faudrait pas commencer à prendre des risques.
 
 
Josep jette rageusement la revue sur la table du bar.
- Ras le bol de leurs discours et de leur fausse compassion !
Il en faut beaucoup pour faire sortir de ces gonds ce médecin d'humeur toujours égale, tranquille.
- Tu as l'air fatigué, Josep. Et énervé.
- Énervé ? tu sais que l'Espagne est le pays où les professionnels de santé ont été les plus exposés au Covid-19 : plus de 51.000 contaminations et 63 morts ! Un record mondial ! Et maintenant ils viennent faire leur commerce politique. C'est insupportable. Tout ça parce qu'ils n'ont pas été foutus de fournir les équipements de protection. Mais c'est impardonnable ! C'est une honte. On a flingué le personnel sanitaire !
Je le laisse déverser sa colère par-dessus la photo imprimée d'un président de gouvernement au regard satisfait.
- Ce qu'ils se gardent bien de dire, c'est qu'un millier de lits ont été supprimés dans les hôpitaux ces dernières années. Ces gens-là, ce sont les héritiers de Thatcher et Reagan, les porte-drapeaux d'un néolibéralisme qui s'enrichit en démantelant la santé publique pour que le privé puisse faire du business. Et quand on doit faire face à une pandémie, c'est le public qui doit tout assurer ou presque, parce que 90 % des malades du Covid-19 ont été pris en charge dans les hôpitaux publics. Pendant que le secteur privé attentait que ça passe... Oui, je suis énervé, et il y a de quoi. C'est pas possible, ça va craquer.
Je tourne machinalement les pages du magazine posé sur le guéridon en zinc : un sujet sur le contrôle des mafias au Salvador, un autre sur la diminution de 50% des infarctus et AVC déclarés pendant le confinement (même le sanctuaire troglodyte de Bernadette Soubirous de Lourdes n'a jamais affiché un si bon bilan), un article sur les profits attendus dans la course au vaccin, un autre sur le taux de chômage record aux États-Unis et la recession économique mondiale, et un reportage sur le roi Felipe VI intitulé : « Jours de pandémie à la Zarzuela... Deux mois et demi de confinement dans le foyer d'un couple avec deux filles »
Je tends la gazette royale à Josep pour l'amuser :
-Tu vois, finalement tu as tort : ils sont comme nous, ce sont des gens normaux dépassés par les événements.
Josep sourit en jetant un œil de consternation sur l'image du roi dans son immobilité bourbonnique
- Cela me fait penser à cette phrase de Voltaire : « La politique est le moyen pour des hommes sans principes de diriger des hommes sans mémoire ».
- C'est un bon diagnostic, docteur.
 
 
 
 
 
© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard