Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 22

Nouvelle normalité, nouvelles normes.
 
 
La sonnerie du téléphone.... ça vient du bureau, mais où ? Sous le tas de journaux ? Non.... sous les coussins du fauteuil ? Non... dans la litière du chat, non, dans la poubelle, non, derrière l'ordinateur !! Je trouve enfin le portable au moment où la sonnerie s'arrête. Va peut-être falloir commencer à faire un peu de ménage (à ce stade, un mois supplémentaire de confinement n'y suffirait pas).
Je vois le nom de José sur le dernier appel manqué. Je repousse la pile de livres pour faire un peu de place, et vlan ! Avalanche de bouquins au dessus de la corbeille saturée de vieux papiers. Soit je ramasse tout de suite, soit ça restera en l'état pendant plusieurs jours, je me connais. Je rappelle immédiatement José :
- Je viens de rentrer.
- Ah, enfin ! T'étais où ?
- J'étais allé faire un footing.
- Mais ça fait six jours que j’essaie de te joindre !
- Déjà ?... J'ai dû être emporté par le mouvement : impossible de m'arrêter de courir. J'ai raté quelque chose pendant mon absence ?
- Un peu, oui : on est d'abord passé à la phase zéro du dé-confinement !
- La phase zéro ? C'est absurde. Ça veut dire qu'on était en phase « moins 1 » ?
- Non, non... En fait, on est même déjà en phase 1 dans la plupart des régions d'Espagne, mais la Catalogne a décrété d'abord une phase 0,5, par précaution et excès de zèle.
- T'es bourré ?! Ça veut rien dire la phase 0,5 !
- Je plaisante pas ! Et là, la municipalité de Barcelone qui avait d'abord autorisé les bains de soleil sur les plages a finalement décidé de les interdire... deux pas en avant, un pas en arrière.
- On en est où alors ?
- Bon, si je compte bien, ça doit être la phase 0,25.
 
 
Je suis bien obligé d'admettre la réalité : José n'est pas bourré. Il suffit d'aller faire un petit footing de six jours pour changer de dimension. Un tour rapide sur Internet l'atteste : les sessions au parlement espagnol s'ouvrent désormais par une minute de silence en l'honneur des 28.000 « victimes du coronavirus ». En Hongrie, deux personnes ont été emprisonnées pour avoir dénigré le gouvernement dans le cadre de l'état d'alerte ; alors que la France engage un projet de loi pour traquer les messages « haineux » sur les réseaux sociaux. La symbolique du bâillon s'impose jusque dans les rues d'Espagne où le port du masque sanitaire devient obligatoire pour tout individu de plus de six ans.
Le comble, c'est la facilité avec laquelle ces mesures sont acceptées, appliquées, intégrées. Nouvelle normalité, nouvelles normes.
Je vais me chercher un soda au frigo, et je rappelle José :
- Je suis pas sûr de vouloir être normal dans ce monde de cinglés.
- T'as qu'à rejoindre les nouveaux dissidents. Tu sais ce qu'en pense l’anthropologue Jean-Dominique Michel ? Je cite : « D'après ce qu'on sait aujourd’hui, les caractéristiques de l'épidémie de Covid en termes de contagiosité, de dangerosité et de létalité sont exactement les mêmes que les épidémies de grippe saisonnière ».
- Facile de balancer des propos subversifs depuis la Suisse ! Je me demande si c'est pas à la limite du message haineux...
- Il a raison, Jean-Dominique Michel. Les chiffres de l'OMS disent la même chose : la grippe saisonnière cause jusqu'à 650.000 décès par an dans le monde. C'est bien plus que le Covid-19.
J'en reste sans voix.
Je jette un œil et la canette vide sur le tas de papiers à côté du bureau. Et la révélation surgit du haut de ce monticule (on a le Sils Maria qu'on peut) :
- Alors pourquoi le confinement et les masques ? Pourquoi les distances de sécurité, les litres de gel hydroalcoolique et le lavage de mains compulsif ? Pourquoi les comptages quotidiens macabres, les minutes de silence, les drapeaux en berne ? Pourquoi les fermetures de frontières, le flicage des promeneurs et le harcèlement médiatique ?
- Le pire n'est jamais sûr, répond José.
L'écho de son message sibyllin résonne au dessus de ma montagne de détritus.
Faudrait vraiment que je fasse le ménage, sinon, ça restera comme ça pendant des semaines. Je me connais.
 
 
 
 
 
© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard