Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 2

Le rideau tombe... 

L'ordre officiel est entré en vigueur il y a quelques heures, à minuit : fermeture des bars, restaurants, discothèques, entre autres établissements, jusqu'au 29 mars. Mais comme par réflexe, presque un peu incrédule, je sors ce matin pour aller prendre mon café au coin de la rue, sur la terrasse ensoleillée du Bar Taxi, où un rideau de fer protège une porte close ! Derrière la grille : un texte imprimé signalant le décret de la veille. Dans un coin de la porte, est resté accroché un panneau qui promet toujours une « bière plus glacée que le cœur de ton ex ». Pour le coup, j'aurais bien échangé mon café contre une mousse. Tant pis, je n'ai d'autre option pour le moment que d'aller m'acheter du café au supermarché le plus proche. Je m’éloigne à regret de la grille du bar, et ne tarde pas à m'apercevoir que je ne suis pas seul à souffrir ce matin du syndrome du fruit défendu. Je tombe nez à nez avec mes voisins, tirant sur le trottoir deux immenses caddies débordant de bouteilles de vin, chips, paquets de biscuits (et ça c'est juste ce qui dépasse !), avec chacun dans sa main libre un énorme pack de papier toilette. « Il doit y voir une bonne trentaine de rouleaux en tout », me dis-je, essayant de faire le lien entre le risque de coronavirus et les effets laxatifs.
- Si tu vas faire les courses, prépare-toi à y passer plus de deux heures, me prévient la voisine.
Je longe la longue file d'attente sans m'arrêter. 500 mètres plus loin, je trouve une petite épicerie, déserte. L'épicier est chinois. Il attrape mon billet de sa main gantée et encaisse mon paquet de café sans piper mot derrière son masque hygiénique. Dans quelques heures, il tombera aussi le rideau de sa boutique pour plusieurs semaines ; les préjugés et les injonctions légales peuvent produire le même effet. 

Mon café a un goût amer. Ça arrive. Ce qui est plus inhabituel, c'est que le flux de la radio a également un arrière-goût désagréable. Les journaux que je parcours sur internet confirment cette impression diffuse de malaise : « guerre », « état d'alerte », « mobilisation », « ennemi invisible », « front commun »... Les dirigeants d’États et de gouvernements y vont de bon cœur.
Ah ! c'est fou comme le langage martial donne immédiatement des allures de chef ; tout comme la cuculle donne des airs de moine.  Mais on comprend vite qu'avec un état-major comme ça, les médecins et infirmières ont des gueules de Poilus envoyés au casse-pipe. Les « héros » de la guerre contre le coronavirus sont ceux qui dénoncent depuis des années les baisses budgétaires de santé, non ? mais oui, mais bon, mais enfin voyons : « guerre », « état d'alerte », « mobilisation », « ennemi invisible », « front commun »... et surtout : « Confinement ». Sur toutes les radios, les télés, les journaux, les blogs et les mails : confinement, confinement, confinement, confinement, confinement (oui, tout en finesse). Le mot tourne en boucle, comme une obsession.
J'éteins l'ordinateur, la radio, finis mon café. Tout va mieux. Avec tout de même une pointe d'angoisse, un doute : j'ouvre la porte de la salle de bains, et m'aperçois en effet que je n'ai plus de papier toilette ! Pas grave, j'ai des voisins. 
 
 
 
© Texte : Francis Mateo / Illustrations : Valérie Blanchard