Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 1

Le jour d'avant...

La galerie d'art Artevistas déborde de visiteurs jusque sur le Passatge del Credit. Ça rigole, ça bisoute, ça picole et ça discute sous les fenêtres de la chambre où naquit Joan Miró, dans cette ruelle à moitié couverte du cœur de Barcelone. Ce soir, Fabienne Yot organise le vernissage de sa nouvelle exposition consacrée à deux artistes, SM172 et Mugraff. Devant la porte, la galeriste salue tous ceux qui arrivent, fait les présentations, invite à boire du vin, répond aux questions, entre dans sa galerie et ressort avec un verre de rouge, le temps d'en griller une. À côté, un visiteur se frotte les mains avec du gel hydroalcoolique et propose le flacon comme on offrirait une clope ; Fabienne tire sur la sienne et rejette la fumée dans un soupir : « Je t'assure que d'habitude, je ne suis pas tactile, mais là, j'ai envie d'embrasser tout le monde ». Dans la journée, la Generalitat a décrété le confinement de 70.000 personnes autour de la commune d'Igualada, où 58 contagions par le virus du Covid-19 ont été recensées. Ce soir à Barcelone, le métro est anormalement peu fréquenté, les restaurants quasiment vides et les passants ont des regards de pressentiments... Mais au Passatge del Credit, le coronavirus n'est pas (encore) le principal sujet de conversation. L'imprévisible Santo y ramène son insouciance apparente, change son chapeau pour une perruque, multiplie les salutations en espagnol, français ou allemand en appuyant sur les accents, étire sa moustache d'un rire sonore en gesticulant d'un air de dire qu'il est ici un peu chez lui, après tout... L'ego de l'artiste ressemble parfois à celui d'un enfant qui redoute qu'on ne le remarque pas, ou qu'on l'oublie. Et le métier de galeriste à celui de psychanalyste. Ça tombe bien, Fabienne Yot a fait psycho en deuxième langue, et son regard bienveillant parvient toujours à rassurer sa tribu d'artistes.

SM172 devant ses oeuvres

Au fond de la galerie, l'un des deux artistes à l'honneur de ce vernissage discute plus posément devant ses œuvres, dont une grande toile où une jeune femme d'une beauté ténébreuse se détache d'un fond gris, tête baissée sur deux grands pistolets d'un orange fluorescent. Caesar, alias SM172, est surtout connu pour son travail au pochoir sur les murs. Pourtant, l'artiste de Badalona a toujours suivi un parcours très classique. Le street art est arrivé dans sa vie un peu par hasard, en suivant ses copains graffiteurs dans les rues de Barcelone. Il a donc ainsi rajouté cette forme du pochoir à sa palette (« des petits formats, pour aller vite dans la rue »), sans abandonner pour autant ses pinceaux, car SM172 a de la suite dans les idées. Son grand projet, c’était de maîtriser la dégradation des couleurs par couches ; « Ça fait dix ans que je travaille sur cette technique, et là tu vois, j'ai atteint mon objectif », dit-il en montrant la madonne aux pistolets. « Une madonne ? Oui, si tu veux », admet-il en riant. Même s'il préfère parler de déesses pour désigner les femmes, modèles récurrents sur la majorité de ses toiles : « C'est l'archétype de la femme créatrice. Chez les grecs, ce sera une déesse classique, Minerve ou Aphrodite ; aujourd'hui, ce pourrait être une chanteuse ou une actrice de cinéma, une déesse moderne ».

Je m'approche pour observer plus en détail cette icône. « Plutôt inquiétant, non ? » dit une autre voix derrière moi. À travers ses lunettes d'Harry Potter, Peter scrute le tableau comme pour y trouver un sens qui semble lui échapper : « De toutes façons, mon truc, c'est la musique ». Peter joue du piano dans la rue tous les jours, pas très loin d'ici, près de l'église del Pi. Je promets de passer le voir à l'oeuvre la semaine prochaine. Qu'est-ce qui pourrait m'en empêcher ?

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© Texte : Francis Mateo / Illustrations : Valérie Blanchard