Focus

Personne n'écoute les sages

L'analyse de la sentence du « Procés » indépendantiste catalan nécessite de prendre un peu de recul...

Lorsqu'il avait été emprisonné à titre préventif avec neuf de ses coreligionnaires indépendantistes, accusés d'avoir organisé un référendum illégal le 1er octobre 2017, Oriol Junqueras avait évoqué Socrate à l'heure d'affronter les conséquences judiciaires de son engagement. Pour l'ex-président du gouvernement catalan, c'était aussi alors une façon de se différencier du président de la Generalitat de l'époque, Carles Puigdemont, qui était allé chercher refuge à Waterloo pour fuir la justice espagnole.

Parce que Socrate était resté. Il y a 2500 ans, l’accusation ne concernait pas la sédition ni la rébellion, mais l'impiété et la corruption de la jeunesse. Après sa condamnation à mort, Socrate reçoit dans son cachot son vieil ami Criton, qui lui propose de s'enfuir sur-le-champ ; tout est prêt : le gardien de prison a été soudoyé et un bateau les attend au port pour prendre le large... Mais Socrate refuse la fuite. Il préfère subir une sentence qu'il juge pourtant injuste, et devenir ainsi en quelque sorte la mauvaise conscience d'une démocratie athénienne pervertie. C'est tout l'objet du Criton, le dialogue où Platon interroge la justice et la loi à travers l'attitude de Socrate.

Toutes proportions gardées, la condamnation de Socrate peut apparaître comme un lointain écho du jugement rendu par le Tribunal Suprême espagnol à l'encontre des organisateurs du référendum illégal d'indépendance de 2017. Oriol Junqueras écope de 13 ans d'emprisonnement ; ses « ex-ministres » Jordi Turull, Raul Romeva et Dolors Bassa sont condamnés à 12 ans, contre 11 ans et six mois pour Carme Forcadell, ex-présidente du Parlament, et 10 ans et six mois à l'encontre de Joaquim Forn et Josep Rull. La peine s'élève par ailleurs à 9 ans pour les militants associatifs Jordi Sanchez et Jordi Cuixart (ex-présidents de l'Assemblée Nationale Catalane et et président de Omnium Cultural). Près d'une centaine d'années de prison au total pour l'ensemble des accusés. La sanction suffira-t-elle à mettre une chape de silence sur un conflit institutionnel qui ne cesse de grandir depuis huit ans entre la Catalogne et le pouvoir central espagnol ?

Les mouvements populaires déclenchés par la sentence du « Procés » laissent à penser que le jugement n'est pas une fin, mais une étape supplémentaire dans cette incompréhension entre Madrid et Barcelone. Une mésentente nourrie, hélas, par des visées électoralistes concernant toutes les parties ; le président socialiste du gouvernement espagnol Pedro Sanchez bombant le torse pour apparaître en maître de la nation, les élus de droite du PP demandant une réforme pour durcir les sanctions contre les séditieux, ou de l'autre côté l'inévitable Gabriel Rufian (de la formation indépendantiste ERC), essayant de monétiser les peines de prison en bulletins de vote en vue des élections parlementaires du 10 novembre prochain. Son compagnon de parti, Oriol Junqueras, a dû avoir honte depuis sa cellule de Lledoners, d'une telle marchandisation de la justice... Oriol Junqueras qui affirmait avoir confiance dans le dialogue, à la veille de la sentence du Tribunal Suprême, « parce que, comme l’enseigne l’histoire, la prison n’est parfois qu’une étape sur la voie de la liberté, une étape pour planter la graine qui doit marquer l’avenir » (1). Au terme de son procès, Socrate mettait lui aussi en garde ses juges, en les prévenant de ce qu'il adviendrait après avoir bu la cigüe : « Il va s’élever contre vous un bien plus grand nombre de censeurs que je retenais sans que vous vous en aperçussiez ; censeurs d’autant plus difficiles qu’ils sont plus jeunes, et vous n’en serez que plus irrités » (2). Mais qui écoute les sages ?

 

Francis Mateo

 

  1. ElNacional.cat (13 octobre 2019)

  2. Platon : « L'Apologie de Socrate »