Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 6

Au boulot...

Comme chaque soir, les applaudissements commencent au moment où Miriam laisse sa voiture sur le parking de l'hôpital de la Santa Creu i Sant Pau. L'infirmière ralentit légèrement le pas en se dirigeant vers le grand hall d’entrée, et lève la tête vers les balcons des immeubles alentour. Le concert se répercute à tous les étages, hommage quotidien à ceux qui travaillent pour lutter contre l'épidémie de Covid-19 et continuent à donner au quotidien un semblant de réalité : les médecins et infirmières, mais aussi caissières, éboueurs, chauffeurs routiers... Tous ceux qui sont soudainement sortis de ce brouillard où les « premiers de cordée » ne pouvaient pas les voir, là-bas en bas, dans la brume épaisse du peuple. Le bus de ville 192 passe devant les immeubles. Seul au volant, le conducteur fait sonner son klaxon, et les acclamations s’ajoutent aux applaudissements superposés des façades.
Miriam sourit (et ce sourire lui fait du bien), puis elle franchit la porte coulissante vitrée. Dans moins d'une demi-heure, elle prendra son service d'infirmière pour une nuit de travail qui s'achèvera le lendemain à 8h30. D'ici là : douze heures à faire face aux urgences, calmer les angoisses et la peur d'être contaminée faute d'équipements de protection suffisants, retirer l'assistance respiratoire à une patiente âgée et la mettre sous sédatifs pour laisser le respirateur à un malade plus jeune, consoler une collègue qui éclate en larmes au milieu d’une phrase, ravaler sa colère et sa frustration.

Quand Miriam rentre chez elle, la matinée est bien avancée. Le chat s'étire pour la saluer, mais il devra attendre encore son petit déjeuner, le temps que sa maîtresse balance tous ses vêtements directement dans la machine à laver et prenne une longue douche. Miriam se dit qu'elle pourrait faire quelques exercices de yoga, mais là, elle n'en a pas l'énergie. Elle attrape son chat et le serre sur la poitrine pour sentir son ronronnement avant d'aller remplir la gamelle du matou affamé.
Elle prend son téléphone et s'affale sur les gros coussins mous du canapé. C'est l'heure de ce que Miriam appelle ses « appels émotionnels ». C'est sa façon à elle de se débarrasser de toutes les émotions négatives accumulées, de mettre à distance la peur et l'anxiété de sa nuit de travail. Elle sélectionne le nom d'Emilio sur whatsapp et lance l'appel vidéo.
Le visage radieux de son ami apparaît sur l'écran. Elle adore la douceur de son accent colombien :
- Hola, corazon de melon ! Comment vas-tu ce matin ?
- Heureuse de t'entendre. Et toi ?
- Je sors d’une une réunion sur Zoom... Ay, mi amor, c'est pas des façons de travailler... Pour les finlandais ou les pingouins, j'sais pas, mais pas pour nous ! Bon, au moins, pas besoin de mettre de pantalon.
Emilio se lève pour montrer son caleçon aux couleurs de l'arc-en-ciel.
Miriam sourit. Et elle s'aperçoit qu'elle n’avait pas souri de manière aussi détendue depuis qu'elle était entrée à l’hôpital, hier soir.
 
 
© Texte : Francis Mateo / Illustrations : Valérie Blanchard