Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 5

Résilience, résurrection, et pas que...

 
Hervé Deleuze est inquiet. Il risque de perdre son travail. Oui, bon d'accord, toi aussi tu es préoccupé pour ton job, mais t'as qu'à essayer le télétravail...
Donc : Hervé Deleuze est inquiet car il risque de perdre son emploi.
Hervé Deleuze est directeur de la station Concordia, l'endroit le plus désert, le plus solitaire, le plus isolé et le plus inhospitalier de la planète (« Terre », pour ceux qui auraient perdu le contact). Température : jusqu'à moins 30°C en été et moins 80°C en hiver. Coordonnées GPS : 75°06'00″ sud, 123°19'58″ est. Paf ! En plein cœur de l'Antartique ! Mais ça, c'est fait exprès : cette base d'études scientifiques franco-italienne est au milieu de... rien ! La base est aussi un point de communication avec les astronautes en mission qui passent parfois à quelque 400 kilomètres au dessus du sixième continent. Alors que la bourgade la plus proche de Concordia sur terre se trouve à 600 kilomètres ! Concordia est surtout un laboratoire unique pour les chercheurs qui viennent ici passer des « hivernages » de quatorze mois afin d'expérimenter des tests physiques dans des conditions extrêmes, ou profiter d'un point de vue unique sur les astres. Du mois de mai jusqu'à août, alors que l'obscurité est totale, la base Concordia est même inaccessible. À chaque fin d'hivernage, lorsque les scientifiques retournent dans leurs pays respectifs, avant d'être relayés deux mois plus tard par d'autres scientifiques, Hervé Deleuze en profite pour « changer d'air » pendant trois semaines, laissant la base aux mains de son « équipe technique » : un plombier, un mécanicien et un cuisinier. Hervé Deleuze se réfugie alors à Stewart Island, l’île du sud de la Nouvelle-Zélande, pour aller observer les kiwis à la nuit tombée, avec une lampe torche sur la tête. Puis il revient à son poste de directeur au milieu de nulle part, qu'il occupe depuis quatorze ans.
 
 
Hervé Deleuze est ainsi devenu « le » spécialiste mondial du confinement. Pour lui, le temps est une matière molle dalinienne dont il profite pour fabriquer des guitares avec les matériaux de récupération que les scientifiques ont laissés derrière eux (mallettes, lunettes astronomiques, instruments de forage...). À chacune de ses vacances, Hervé Deleuze profite de son escale à Auckland pour acheter de nouvelles cordes de guitare ; c'est sa seule concession à l'industrie. Ses versions de « Hey Joe » sonnent sur ses guitares de récup aussi juste que sur celles de Jimi Hendrix ( Hervé Deleuze est aussi un excellent musicien). Pour autant, c’est sur sa conceptualisation du confinement que l'aventurier anachorète fonde toutes ses compétences, sans autre fierté que celle d’apporter à l’humanité son regard éclairé sur les conséquences physiologiques et psychologiques de cet état d’enfermement. Je cite : « Le confinement se traduit par des migraines, un sentiment d'ennui, une fatigue généralisée, un défaut d'hygiène corporelle, une absence d’intérêt, une inertie intellectuelle, une prise de poids liée à un appétit exacerbé, une activité perturbée du sommeil paradoxal provoquant des troubles oniriques, une détérioration des rendements cognitifs, l'expression d'émotions négatives et des tensions interpersonnelles conflictuelles ».
Aujourd'hui, Hervé Deleuze a donc peur de perdre son travail, parce que la moitié de l’humanité est devenue spécialiste du confinement. C'est dur de supporter la concurrence de 3,5 milliards d'individus, mais c'est la terrible loi du marché. D'autant que Hervé Deleuze a oublié d'ajouter à sa liste l'une des principales conséquences du confinement : la tendance à la paranoïa. Peut-être parce qu'il en fut la première victime.
 
 
 
© Texte : Francis Mateo / Illustrations : Valérie Blanchard