Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 10

On est foutus, on mange trop (mal)...
 
 
J'ai failli m'étrangler avec une noix de cajou et recracher ma gorgée de Protos (crianza 2016) sur l'écran de l'ordinateur.
« Marre des apéros-skype ! » Me suis-dit en éteignant le téléphone. Ça m'avait bien amusé au début du confinement ; ça m'avait même permis de reprendre contact avec de vieux amis perdus de vue depuis des années. C'est d'ailleurs une sensation drôlement agréable : pas de nouvelles pendant huit ans, un appel, un verre de vin, une soucoupe de pistaches, et « à la tienne » ! Même par écran interposé, l'amitié revient toujours quand reviennent les amis, et qu'importe la distance et le temps qui nous séparent... Mais foin de dégressions philosophiques et sentimentales ! Cette fois-ci, j'ai donc décidé de finir la journée par ce petit rituel de l'apéritif, mais tout seul. Je débouche donc une bouteille de rouge, remplis un petit bol de noix de cajou, et m'installe devant mon PC pour faire défiler les dernières actus sur Facebook.
La première vidéo est très drôle : on y voit des mouettes attaquer un drone en plein ciel... Plus précisément, on devine les oiseaux foncer à grands coups de bec sur l'intrus, au dessus des toits de Paris. Et on entend les cris et les applaudissements d'une foule, en dessous, qui se met à scander : « Les mouettes, avec nous ! Les mouettes, avec nous ! », pendant que les volatiles continuent de démolir l'engin policier en plein vol.
La vidéo a été réalisée le 25 juin 2019, pendant une manifestation des Gilets Jaunes à Paris, et leurs alliées ailées sont en réalité des goélands anarchistes... « non, non, », corrige un éthologue, « ils prennent en fait les drones pour des prédateurs ; les goélands cherchent simplement à protéger leur territoire et leurs œufs ». Ah ? Comme les Gilets Jaunes ? Silence de l'éthologue.
 
 
Je retourne à la cuisine me resservir un verre de vin et remplir de bol de noix de cajou. Et en revenant, je lance un reportage de France 24 … « Ce sont les stars de l'apéro, les Français en mangent toujours plus : les noix de cajou ». Synchronicité parfaite ! En plus, j'apprends que la noix de cajou est « riche en vitamine K et minéraux ». J'en reprends illico une poignée. Mais à peine le temps d'en gober une, le reportage me propulse au sud de l'Inde, principal producteur de ce fruit décortiqué par des femmes aux mains ravagées. Car le pelage des noix libère un acide qui brûle littéralement les doigts de ces travailleuses, condamnées ainsi à l'infirmité pour quelques roupies. C'est ici que j'ai arrêté de manger. Les journalistes n’oublient pas de préciser : « Les importateurs et la grande distribution en Europe exigent toujours des prix plus bas ».
Je retourne à la cuisine, pour vérifier cette fois la provenance des noix de cajou que j'ai achetées au supermarché Bon Preu. Je trouve la réponse au dessus du code barre :« Origine Vietnam ». Pas vraiment rassurant. J'avais fait un petit tour dans la campagne du côté de Hué lorsque j'étais allé voir mon ami Vicente, à Hanoi. Je sais que les producteurs d'anacardiers vietnamiens ne sont pas plus attentifs aux conditions de travail que leurs homologues indiens. Drôle « d’internationale » patronale entre républiques socialistes et démocraties libérales.
Je me demande ce que devient mon ami Vicente ? Je l'appellerai demain. On se fera un apéro-skype.
 
 

Bonus ! « Papa Mambo » (Alain Souchon, 1978) :

 
 
 
© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard