Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 13

Des bouquets et des bouquins.
 
 
L'Espagne sans les bars et le foot, ça ressemble déjà plus beaucoup à l’Espagne. D'autres rajouteraient : encore moins sans les tapas et la corrida, mais cette époque de confinement nous oblige à être consensuels (« Mieux vaut être consensuel que convaincu », Jacques Lacan).
Ce 23 avril 2020, Barcelone était donc méconnaissable. Comment ?! Certains ne connaîtraient pas encore la Sant Jordi ? Alors un peu d'histoire pour les étourdis (z'avez de la chance, cette année, vous aurez tous le baccalauréat !) : le jour de Sant Jordi, patron de la Catalogne venu de sa lointaine province de Cappadoce, les rues de Barcelone se remplissent de roses et de livres. Les marchands de fleurs et les stands des libraires envahissent les trottoirs et les places bondées de promeneurs. Pour un jour, la ville déborde de bouquets et de bouquins.
Des roses pour les filles : la tradition démarre avec un marché aux fleurs dans les jardins du Palau de la Generalitat au XVIIème siècle, et cette offrande fleurie à sa bien-aimée (la Sant Jordi est aussi la fête des amoureux). Un livre pour les garçons : parce que les libraires de Barcelone organisaient leur foire annuelle le 22 avril (date anniversaire de la mort de Cervantès), et qu'ils ont judicieusement décidé de retarder l’événement de 24 heures pour se joindre à la célébration ; et aussi pour que ces messieurs ne restent pas les mains vides. Désormais, roses et livres s'offrent sans distinction : on s'aime et on lit comme on veut, et c'est tant mieux !
 
 
Mais cette année, pas de fête ! Le dragon du virus couronné a terrassé le légendaire Jordi. Rassemblements interdits. Il faudra attendre que les conditions sanitaires et les autorités le permettent... Il faudra attendre que le confinement à domicile soit levé et que le contact entre humains redevienne envisageable pour retrouver le parfum des roses de la Sant Jordi et la sensualité des disputes littéraires tactiles.
D'ici là, dépêchons-nous de lire ou relire les chefs d’œuvres de nos bibliothèques, entre lesquels le « Journal d'un Génie » de Salvador Dalí. Vision « parrrrranoïaque » et « parrrroxystique » du monde moderne.
La scène se passe le 2 septembre 1956 à Barcelone, où Salvador Dalí discute avec un horloger célèbre qui l'interroge sur les mystères de l'univers :
- Imaginez, mon cher Salvador... Il est minuit maintenant et à l’horizon se dessine une lueur qui annonce l'aurore. Vous regardez intensément et tout à coup vous voyez sortir le soleil. À Minuit ! Ça ne vous étonnerait pas ?
- Non, réplique Dalí, à la grande stupéfaction de l'horloger :
- Et bien moi oui, ça m'étonnerait ! Et même tellement que je me croirais devenu fou.
- Moi, c'est le contraire ! Je croirais que c'est le soleil qui est devenu fou.
Sans doute devrions-nous analyser notre enfermement sanitaire à travers la méthode paranoïaque-critique :
- Le confinement nous fait-il perdre la raison ?
- Non, répond Dalí, c'est le monde qui devient fou !
 
 
 
© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard