Barcelone et moi

Le journal du coronavirus – épisode 18

Ultracrepidarianisme
 
 
Tiens, voilà un mot qui mériterait de rester dans le dictionnaire du langage courant du monde de demain : ultracrepidarianisme. Bon, je vous fiche pas mon billet qu'on le retiendra, parce que d'abord, il faudrait le retenir. Le mémoriser, je veux dire. En plus, dans le langage courant, on dépasse rarement les trois syllabes. Là, forcément, ça prend de la place. Et puis du temps, aussi, au point qu'on en oublie d'en préciser la signification ! Ultracrepidarianisme, c'est un concentré de la locution latine « Ne supra crepidam sutor judicaret » ; littéralement : « Le cordonnier ne doit pas juger plus haut que la chaussure ». L'ultracrepidarianisme signifie donc donner son son avis au-delà de ses compétences. D’ailleurs, inutile d’attendre le monde de demain : l'ère de l'ultracrepidarianisme a commencé ! La manie de donner son point de vue sur tout à tout bout de champs s'est répandue au rythme du virus Covid-19.
J'en sais quelque chose : J'ai été dépisté positif... par ma femme.
C'était un soir au dîner, reprenant un peu de Chablis pour finir mon Pélardon (et sans doute grisé par la puissance du fromage de chèvre) :
- Tu sais, chérie, un jour on s'apercevra que ce virus est une conséquence de la mal-bouffe.
- Putain, mais t'es vraiment un cas d'ultracrepidarianisme, toi !
J'ai toujours pas compris comment elle avait fait le test.
Remarquez, les germes de l' ultracrepidarianisme étaient déjà là avant la pandémie. On appelait ça « les experts économiques », dans le mode d'avant. Ils avaient à peu près autant de crédibilité que les médecins dans les comédies de Molière, mais en moins drôles.
 
 
- T'as raison, me dit ma voisine Pilar depuis la fenêtre ouverte de sa cuisine, à deux mètres à peine de la mienne :
- Tout le monde croit tout savoir aujourd'hui. Mais les choses, faut d'abord les vivre.
- Et toi, comment tu vis ce confinement, Pili ?
- Mal, je n'arrive même plus à dormir
- Qu'est-ce qui te perturbe tant ?
- Je ne supporte plus d’être enfermée, seule chez moi. J'ai perdu le sens des horaires, je ne sais même plus quel jour on est ; et on ne peut pas savoir quand cela s'achèvera ni comment... Ça m'angoisse de vivre avec cette incertitude constante. Je n'ai plus de repères, c'est insupportable !
- Courage, Pili ! On n'a jamais été aussi près de la fin du confinement.
Pas très fier de ma boutade, je me sers un café pour m'installer au soleil sur mon balcon ; juste à côté, mon voisin Nicolas occupe le sien avec un verre de vin rouge. Je lève ma tasse vers lui :
- À la tienne !
Il me renvoie le geste en souriant, et boit une gorgée avec une évidente délectation.
- Dis-donc, le confinement n'a pas l'air de t'affecter.
- Non, je vais même le regretter.
- Mais qu'est-ce qui te plaît tant ?
- J'adore être enfermé seul chez moi, peinard. J'ai complètement perdu le sens des horaires, je ne sais même plus quel jour on est. Je vis dans le présent, quoi ! Et comme on ne peut même pas savoir quand cela va s'arrêter, ça donne l'impression d'un présent permanent, d'une douce incertitude constante. Je n'ai plus de repères, c'est génial !
Là, j'ai failli donner mon avis, mais je me suis retenu. Je me soigne.
 
 
 
© Texte : Francis Mateo – Illustrations : Valérie Blanchard
 
 
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Le journal du coronavirus à Barcelone – épisode 17 – avec Valérie Blanchard et Francis Mateo sur Barnanews.com